Chevalier et Conseiller

Léon s'était réveillé tôt, ce jour-là, afin de mieux profiter de sa journée de libre. Ainsi, s'habillant et faisant sa toilette hâtivement, il sortit de sa maison de pierre. Celle-ci était bien rudimentaire pour une maison de chevalier, mais le barbu n'aimait pas spécialement les maisons luxueuses. Il parcourait les rues pavées du quartier nord, jusqu'à une place où une certaine agitation régnait. Cela l'importait peu, tant qu'il se trouvait dans sa taverne préférée. En effet, le Soleil Solaire se trouvait sur la place, et le chevalier s'y dirigea sans attendre, bousculant les citoyens qui se trouvaient sur son passage. Poussant la porte, il entra dans la taverne, qui était bondée. Tant mieux. Plus il y a de clients, mieux c'est. Bizarrement, ici, les bagarres se déroulaient lorsque l'endroit était quasiment vide. Et Léon se trouvait souvent ici lorsque c'était vide ! Pour lui faire encore plus plaisir, ses camarades de beuveries étaient présents à une table, au seul angle du Soleil Solaire.

"Liovain ! Roderick ! Comment allez-vous ?"

Tout en s'installant à la table, il continua de converser avec ses amis. Le serveur arriva bientôt, et le Borrosen prit sa boisson favorite : l'hydromel.
Son goût lui procurait un tel plaisir ! Cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas goûté.

"Alors, Léon ? Cette mission ?, demanda Liovain, de sa voix rauque.
- Tu veux parler de la capture du sanglier ? Ma foi, on s'en est quand même tiré avec deux-trois chiens morts...
- Et sinon, ce jeu ?, s'excita Roderick.
- Quel jeu ?
- T'sais, celui que t'allais jouer, l'aut' fois, avant de te faire interrompre par l'aut' ivrogne !
- Ah, le jeu Voleurus. Oui, oui, j'm'en souviens maintenant ! Vous avez pris des cartes ?"

Gogan, l'un des autres camarades, dont la particularité était de ne presque pas parler, sortit un paquet de carte de sa veste, le jetant vers le chevalier. C'était parti pour de longues explications.

Et en effet, cela a duré plus de trois heures.

"L'plus important, c'est les valeurs, disait-il à chaque fois, sous l'incompréhension totale des ses amis.
- Et, c'est d'jà quoi les valeurs... ?, s'était risqué à dire Roderick.
- Mais je l'ai déjà dit plein de fois ! Vous êtes vraiment lourds à la fin, à rien comprendre ! Je m'casse, moi..."

Léon se leva, excédé par le fait que ses camarades ne comprennent en rien son jeu typiquement mounmouthien. Il voulait s'en aller de la taverne. Il était tellement énervé par ce fait qu'il s'en était allé de la taverne, et c'était bien la première fois qu'il le faisait. Lorsqu'il sortit de la taverne, il se fit bousculer involontairement.

"Vous ne pouvez pas faire attention, vous ?", vociféra-t-il, tout en se retournant vers celui qui l'avait bousculé.

Il regretta aussitôt ce qu'il avait dit, lorsqu'il reconnut le conseiller de l'empereur...

"Monseigneur s'en va déjà?"

"Contrairement à certaines, je travaille aussi le jour. Allez, rhabille toi !"

Il regarda à nouveau la jeune femme, allongée paresseusement dans le lit, modelant de ses formes généreuses la fine couverture de soie rouge. La douce lumière du matin pénétrait dans la pièce en traversant les rideaux écarlates, l'emplissant d'une atmosphère de désir et de passion propre aux meilleurs bordels. Et tandis que Léodan humait le délicieux parfum de l'encens, la jeune catin l'observait du coin de l'oeil avec amusement. Il connaissait bien ces femmes et leur caractère. Face à un métier et une vie pareille, l'humour était leur bouclier, la moquerie leur arme, l'or leur faiblesse. Le conseiller avait bâti son réseau d'informateur en commençant par les putains, sachant par expérience qu'un homme habile pour obtenir de nombreux secrets par leur intermédiaire. Le nombre de secrets d'Etats lâchés dans des draps rouges pouvaient se révéler très impressionnants à Borrosif et à Caelis.

"Et quand reviendrez vous?"

"Ne me fais pas croire que tu te languis de moi, Easara. Je reviendrais quand tu auras quelque chose à m'apprendre. Tiens, voilà pour toi. Pour les secrets et pour cette nuit."

"Embrasse moi !"

Prenant cela pour un jeu, il s'exécuta mais lorsqu'il se redressa, il sentit dans son regard une lueur inhabituelle. Comme si elle avait des sentiments pour lui. Plus troublé qu'il ne voulu le montrer, il posa les deux bourses pleines de couronnes sur la table de chevet et sortit. Avec le matin sortaient les derniers clients de la nuit, le plus souvent des ivrognes encore saouls chassés par la matrone du bordel. Certaines filles s'étaient réunis dans le couloir et discutaient des sommes gagnées, des fantaisies qu'on leur avait demandé...Toutes lui sourirent. Non pas qu'il fut aimé, mais il était un client régulier et un ami de Amalia, la gérante. Elle était en train d'expulser un bourgeois aussi gras qu'un cochon lorsqu'elle le vit. Aussitôt elle alla à sa rencontre.

"La petite a été à ton gout?"

"Comme tous les anges qui peuplent ce paradis ! Tu choisis toujours aussi bien tes filles Amalia !"

"Je sais que tu les aimes aussi belles que futées. Celle que je te réserve pour la prochaine fois vient des îles d'été. Une peau d'ébène magnifique et une poitrine dont tu me diras des nouvelles!"

"Il se pourrait bien que je revienne avant la fin de la semaine. Bonne journée Amalia !"

Léodan sortit et marcha aussitôt d'un pas rapide vers la place la plus proche. Sa réputation n'était déjà pas blanche, il n'avait nul envie de l'aggraver en montrant à la noblesse de Borrosif qu'il était coutumier de ces établissements...Qu'il possédait presque tous. En effet, en plus d'être son ami, Amalia était la première taulière à avoir accepté la "protection" du Conseiller Impérial. A présent, il ne restait qu'une poignée d'établissement à Féamos qui ne lui appartenaient pas encore. Cette activité et d'autres tout aussi discrètes lui octroyaient des fonds énormes qu'il employaient le plus souvent au service de l'Etat, renflouant en permanence les caisses et faisant le lui l'un des meilleurs argentiers de l'histoire de Borrosif. De là venait son surnom de Lord Couronne, du nom de la monnaie du pays et de son titre, usurpé selon ses adversaires.

Il passait devant une taverne réputée et déjà pleine au lever du jour quand il eut l'oeil attiré par une sublime jeune femme à la peau cuivrée qui lui rendit un regard appuyé avant que ce qui semblait être son père ne la réprimande pour cela. Ce faisant, il ne vit pas le rustre qui allait lui arriver dedans. Il rentra dedans et se rattrapa à un passant de justesse. Il s'excusa et foudroya du regard celui à qui il devait cette situation.

"Vous ne pouvez pas faire attention, vous ?"

Le chevalier Léon de Mounmouth, issu d'une belle et ancienne famille noble de Borrosif. Pour autant il n'était pas dit que cet individu rendait honneur à son sang. Au contraire, son amour de la bouteille était connu à la cour..Tout autant que son habileté au combat. Surement un homme sur qui compter en temps de guerre mais qui s'ennuyait trop en temps de paix. Léodan eut alors un sourire moqueur. De Mounmouth pouvait bien être de plus haute naissance, un chevalier n'avait que peu de poid face à un homme qui murmurait à l'oreille de l'empereur.

"Tiens donc, ser, que faites vous ici par une telle matinée ? Je vous aurais cru à l'entraînement."

Léon de Mounmouth venait de bousculer le conseiller de l'empereur et de lui parler fort impoliment. C'était bien sa veine, lui qui voulait profiter de cette journée... Léodan Seonry esquissa alors un sourire moqueur. Allait-il s'acharner sur lui ?

"Tiens donc, ser, que faites vous ici par une telle matinée ? Je vous aurais cru à l'entraînement."

Le chevalier passa sa langue sur ses lèvres plusieurs fois. C'était un tic, chez-lui, lorsqu'il était nerveux. Il pensait à la meilleure manière de ne pas s'attirer les foudres du conseiller... Peut-être que la flatterie marcherait ?

"Lord Seonry ! Je vous prie d'excuser mon impolitesse, il se trouvait que j'étais fort en colère. Voyez-vous, les Borrosen sont parfois... énervants... Tellement que l'on change d'humeur !"

Il remarqua alors une femme, avec qui il avait déjà conversé. Celle-ci lui fit un clin d'oeil, et le chevalier le lui retourna. Ce n'était sûrement pas en se désintéressant comme cela du Lord qu'il allait s'excuser...

"Mais bon, c'n'est pas votre cas, Lord Seonry !", reprit-il.

Léon se força ensuite à répondre aux questions de Léodan.

"Non, je suis de libre, aujourd'hui. Dîtes, n'avez-vous pas envie de vous détendre autour d'une table, tout en sirotant des verres ?"

Le Géant Gris avait arrêté de se passer nerveusement la langue sur les lèvres. Peut-être qu'il s'en sortirait...

Léodan s'avouait un plaisir immense à regarder ce chevalier de noble sang s'embrouiller dans ses excuses devant lui. Ils étaient rares à le craindre autant parmi la vieille noblesse, la plupart d'entre ne voyant pas en lui le conseiller de l'Empereur mais un simple mécréant, parvenu aux hautes sphères de l'Etat par des moyens fourbes. Mais il arrivait que certains soient moins fermés ou moins bien informés, comme Léon de Mounmouth. De ce que Léodan se rappelait de lui, il était le fils d'un comte du Nord assez peu recommandable dans ses amitiés et très tenace en amour. A propos du chevalier lui même, il ne savait pas grand chose et cela devrait être rectifié.

"Lord Seonry ! Je vous prie d'excuser mon impolitesse, il se trouvait que j'étais fort en colère. Voyez-vous, les Borrosen sont parfois... énervants... Tellement que l'on change d'humeur ! Mais bon, c'n'est pas votre cas, Lord Seonry !"

Des excuses maladroites mais ils devaient bien avouer être du même avis. Il sourit avec amusement, considérant une superbe créature qui passait par là et vers laquelle De Mounmouth envoya un regard lubrique assez appuyé. Un gout pour les femmes ? Rien de très original mais toujours bon à savoir. Décevant, tout de même. Léodan adorait découvrir chez des gens respectables des appétits sexuels...hors du commun. Surtout chez ses ennemis.

"Il n'y a pas d'offense, Ser. Je suis natif de Caelis."

"Non, je suis de libre, aujourd'hui. Dîtes, n'avez-vous pas envie de vous détendre autour d'une table, tout en sirotant des verres ?"

La voilà son occasion d'en apprendre plus sur lui. Léodan accepta d'un signe de tête et ils entrèrent dans l'auberge. Loin d'égaler le confort de la citadelle, elle offrait un aspect tout à fait respectable et, malgré l'heure précoce, semblait pleine à ras bord. Il repéra dans un coin deux de ses informateurs, le nez dans une chope d'hydromel de Kamerlan mais l'oeil vif. Dés qu'ils le virent, il leur adressa un léger signe de tête discret avant de s'installer à une table avec De Mounmouth. Hélant la serveuse, il leur adressa ces mots enrobés d'une voix de miel.

"Je prendrais bien une coupe de paradis si il m'est permit en compagnie d'une beauté telle que la votre ! Non ? Et ben de l'hydromel, la plus dorée possible !"

[Désolé du retard :/]

Léon de Mounmouth avait rapidement remarqué le plaisir que prenait le conseiller de l'empereur à se "nourrir" de ses excuses maladroites. Cependant, il se garda de lui en faire la remarque, pensant qu'il ne fallait pas trop aggraver sa situation actuelle. En tout cas, il était très intrigué par l'homme et c'est pour cela qu'il l'avait invité à prendre un verre.

"Il n'y a pas d'offense, Ser. Je suis natif de Caelis."

Ainsi, c'est un callicien, songea le Géant Gris. Il se demandait ce qui avait bien pu le pousser à aller vers l'empereur du Borrosif... Le chevalier hocha la tête, tout en faisant claquer sa langue dans sa bouche. Un de ses autres tics nerveux...

"Raison de plus de faire plus amples connaissances."

Lord Couronne accepta son invitation d'un signe de tête. Celui-ci le suivit dans la taverne, où il s'était auparavant emporté auprès de ses camarades, deux mercenaires, Roderick et Liovain. Dès qu'ils virent leur ami entrer dans la taverne en compagnie du conseiller de l'empereur, il faillirent s'étouffer en avalant de travers une gorgée de bière blonde.

"J'savais pas qu'il connaissait le conseiller...", toussa Roderick.
"En tout cas, il en a de ces couilles, pour l'inviter à boire !", fit remarquer l'autre mercenaire.

Chevalier et Conseiller s'installèrent à une table au fond du Soleil Solaire, attendant la serveuse. Elle ne se fit pas attendre, souriant aux compliments de Lord Seonry.

"Comme d'habitude, pour moi.", s'était contenté de dire Léon.

Ils se firent vite servir. Dès qu'il eut pris sa chope d'hydromel en main, le Géant Gris posa une question qui lui était longtemps restée en tête.

"Comment en êtes-vous arrivés là, aux côtés de l'empereur ?"

C'était bien direct.

» Sire Léon de Mounmouth, Chevalier du Borrosif